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Photo du rédacteurSecrétaire AVF

A la santé de Jo -11

Louise

Je suis venue assister aux obsèques de mon père Joseph, que je n’ai jamais aimé. Je suis Louise, la première fille de la famille, née en dix-neuf cent vingt-huit, suite à deux frères. Un troisième, Serge, est mort. Ma sœur a suivi.


J’ai vu le jour le trente et un décembre, la grande dépression se profilait déjà.


Nous habitions une campagne éloignée de la ville. Pas d’animation et peu de gens : quelques ouvriers agricoles et c’est tout.


À part ce contact rural, de rares échanges possibles. Nous vivions en autarcie. Je n’ai jamais aimé cet état de paysan gadoueux, ignare et superstitieux. Notre ferme n’avait pas d’électricité, ni d’eau courante, ni de toilettes, ni de chauffage. Le sol était en terre battue.


Toute ma tendre jeunesse, je n’ai songé qu’à partir, fuir cet endroit, épouser un gars de la ville, avec le confort moderne.


Étant l’aînée des filles, j’étais corvéable à merci : longues absences à l’école alors que j’adorais aller en classe. Partie avec mon cartable, je faisais par tous les temps six kilomètres par jour, avec un casse-croûte pour tenir la journée. Ma mère se dégageait sur moi de toutes ses tâches. Elle m’avait appris très tôt à coudre. Elle avait trouvé moyen de m’éviter de perdre aiguilles et épingles. À chaque perte, elle me piquait les doigts. Elle m’avait enseigné l’art des boutonnières, les points bourdons pour mon futur trousseau. Je n’aimais pas cela. Mais j’adorais toucher, palper, faire bruisser les tissus, leur donner du tombant, les draper, les faire vivre.


Sans eau courante, j’avais souvent les mains sales, les ongles noirs. La figure présentait bien avec mes cheveux tressés.


Pas de rubans, pas de bijoux de pacotille, pas de dentelle.


À l’époque, tous les quinze jours, passait dans le hameau un marchand ambulant avec sa femme. Nous attendions impatiemment sa visite.


Une fois les portes arrière ouvertes, c’était la caverne d’Ali Baba : colifichets, bijoux fantaisie, dentelles pour les femmes, instruments pour la cuisine. Les enfants bavaient devant les confitures, chocolats, bonbons.


C’était là, une réunion de femmes, filles, servantes. Ma mère nous offrait, quand sa bourse était bien remplie, des douceurs. Les gâteaux, elle les fabriquait à la maison.

Je n’avais toujours qu’une attente, partir pour la ville. À seize ans, mon père a combiné un mariage avec le gars le plus rustre de la terre, du même acabit que lui. Ma décision de quitter cet endroit était arrêtée. Je venais d’être pubère. Lors de ce petit marché régulier, s’était tissé un lien d’amitié avec Marie, la jeune patronne ambulante. Nous papotions, parlions, échangions. Un jour que je n’en pouvais plus, je lui demandais comment aller à Paris. Elle se montra attentionnée, en me répondant qu’avec son camion elle pouvait me conduire jusqu'à Rennes, au moment de son ravitaillement. Elle avait vingt ans. J’ai sauté le pas. Je suis partie en catimini, avec, comme tout bagage, deux mouchoirs que j’avais brodés, une chemise de nuit, deux culottes avec des bandes périodiques.


J’ai quitté mon père et ma mère sans regret.


Grâce à Marie, dont l’amitié était forte et vraie, je trouvais une place de femme de chambre à Rennes, pour faire des économies et aller à Paris. Quelques temps après, je pus partir. Elle m’aida encore pour trouver une place dans la capitale.

J’étais fraîche, j’avais dix-huit ans. Je fis des conquêtes. Ma place était dans une maison luxueuse. Il y avait là, le jeune homme de la famille, Paul, très fortuné, qui me courtisait.


Je succombai.


Je décidais de garder l’enfant. J’avais beaucoup de tendresse pour Paul.


Encore une fois, je me rapprochai de Marie, qui me recommanda d’en parler à Paul. Un conseil de famille se réunit.


J’ai eu beaucoup de chance. Ils décidèrent de m’aider. Ils me laissaient en jouissance deux chambres de bonnes qui leur appartenaient, dans un autre quartier, et m’octroyèrent une petite rente contre le secret absolu. Ils me payèrent un accouchement confortable avec une sage-femme personnelle à mes côtés.

J’ai une petite fille Jeanne, belle comme le jour. Paul épousa plus tard, une jeune fille riche. Il n’a jamais vu sa fille et n’a jamais eu d’enfant.


J’étais très jeune, avec une certaine expérience de la vie, une enfant à charge et une amie fidèle.


Il s’avéra que Marie ne pouvait avoir d’enfant. Elle me proposa de l’adopter. Je refusai, mais elle accepta de me garder Jeanne gratuitement, quelques heures par semaine. Elle avait quitté son colporteur et nous partagions maintenant les chambres de bonnes.


Cela dura dix ans. Son colporteur, alcoolique, venait quelquefois la battre. Cette fois-là, elle en mourut.


J’avais fait des travaux de couture. J’avais des commandes. J’étais douée. Avec le petit pécule qui me revint de Marie, je pus récupérer une loge de concierge avec une vitrine dans laquelle je pus exposer mes modèles. Je taillais et faisais mes vêtements, ceux de Jeanne et, à l’époque, ceux de Marie. J’avais du talent et Jeanne était mon plus beau mannequin. Je tirais quand même le diable par la queue. J’avais de l’allure. On remarquait mon élégance dans la rue, surtout les femmes.


Un jour, j’ai rencontré Coco Chanel. Elle m’a embauchée. Pour garder Jeanne je l’emmenais à l’atelier, quand elle n’avait pas école. Ma fille ne voulait pas avoir de nourrice. Elle était belle, tenace, intelligente. Elle surmonta, avec maestria, tous les problèmes intellectuels et sociaux dus à son origine, tout en travaillant comme arpette chez Chanel.


De cette communauté de filles, elle apprit les règles de la vie, les relations sociales, en côtoyant les riches clientes de Chanel, l’énergie et la capacité de se développer chaque jour davantage.


J’avais un Nez et Coco a su l’exploiter. J’ai créé à ses côtés les plus sublimes des parfums. Elle n'avait pas d’enfant et était très attachée à Jeanne.


Je nous fis, pour l’enterrement de mon père, pour moi une robe violette, couleur de deuil, chapeau cloche assorti et pour Jeanne une robe grise, très à la mode Chanel, avec un petit chapeau penché.


Nous avons un chic fou dans ce cauchemar de boue et de merde de vache.


Ma fille a l’aisance naturelle de cette bâtarde de classe !

Chantal

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