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Photo du rédacteurSecrétaire AVF

A la santé de Jo - 13

Yvonne

Je suis Yvonne. J'étais la bonne. Je revois ce jour d'avril. J’avançais l'échine courbée, mon baluchon en bandoulière, luttant contre ce vent qui parfois souffle si fort dans cette vallée. J’avais tout juste seize ans. Une jeune fille enfermée dans un corps de femme à l'allure déterminée qui ne redoutait rien ni personne. J'ai frappé à la porte.

Une femme menue, la maîtresse de maison, m'a ouvert. Je suis tombée sous le charme. Malgré ses propos rêches, j'ai senti sa fragilité. – Vous logerez sous les toits. Levée à cinq heures pour préparer la soupe du matin, puis toutes les tâches qui incombent à une employée de maison qui se respecte.

Voici Joseph Daubusson mon mari, votre maître.

Des yeux bleu vert me regardaient. Mon avenir allait être compliqué. Je m'adaptai rapidement à ma nouvelle vie. L'insouciance adolescente. J'étais heureuse de soulager ma maîtresse dans le travail quotidien. J'en faisais souvent plus qu'elle n'en exigeait. Elle pouvait ainsi se consacrer entièrement à son fils. On m’avait tant négligée ; je permettais à cet enfant de profiter de l'amour de sa mère. En dehors de quelques grognements, le maître ne m'adressait pratiquement jamais la parole. Cet homme rigide aboyait plus qu'il ne parlait, chacun semblait comprendre ce qu'il voulait. Nous mangions en silence. Les coups de cuillères sur le bord des assiettes rythmaient les repas. Les femmes mangeaient rapidement afin d'être prêtes à débarrasser lorsque les hommes auraient fini. Du bleu glacier me raidissait le dos. Je sentais son regard peser de plus en plus lourd sur ma nuque. Le dimanche, j’avais congé. Après la messe je disparaissais au-delà du cimetière pour entrer dans le bois. Je courais entre les arbres, humais l'air chargé des senteurs de sous-bois, puis m'asseyais sur une souche pour écouter la nature chanter. Un an après mon arrivée dans cette maison alors qu'Eugénie était allée soigner sa mère à la ville voisine, mes pas me portèrent naturellement dans la forêt. Je rêvassais dans la quiétude d’une journée de début de printemps. J’entendis des craquements et me retournai. Il était là. Ses yeux voulaient me pénétrer et c'est ce qu'il fit, me clouant au désespoir. J'étais perdue.

Je savais que sa femme lui refusait sa porte depuis la naissance du petit François. On m'avait appris à obéir. L'insouciance et la joie me quittèrent. Mes gestes devinrent automatiques, désincarnés. Parfois Eugénie était gentille puis l'instant suivant reprenait son masque revêche. Je ne l'en aimais que davantage. J'étais à la fois remerciée et châtiée. Un matin, le doute ne fut plus permis. Mes robes rétrécissaient. Mon pas s'alourdissait.


Eugénie a compris. Élevée dans une famille bourgeoise, les apparences devaient être sauves. Elle ne sortit plus de sa chambre. Joseph racontait aux rares voisins rencontrés qu'elle devait rester alitée. Une grossesse difficile.

Au travail, je redoublais d'efforts. Je portais des seaux très lourds, frottais à genoux tous les sols de la maison et même parfois dégringolais les escaliers. Je haïssais ce fœtus, cet être que je ne voulais pas voir devenir. Je m'infligeais les pires travaux et la nuit venue je me battais encore serrant mon ventre contre le mur. Une fois ou deux, Eugénie a quitté son masque de mégère et m'a entourée de ses bras et bercée doucement. Je découvrais enfin une parcelle d'amour maternel. Ces soirs-là, je serrais mon ventre un peu moins fort. Marcel est né. Bébé chétif et silencieux. La maîtresse de maison a quitté sa chambre elle pouvait reprendre le cours de sa vie. Mon adolescence s'étiola. Je ne vivais que pour les rares moments où elle posait les yeux sur moi. Maître Daubusson ne retourna plus dans ce bois et je pouvais à nouveau respirer. Le petit homme grandissait dans l'indifférence générale. Eugénie ne le regardait jamais. Il allait et venait de la grange à la cour à quatre pattes dans la boue, jouait avec les animaux de la ferme ses seuls compagnons. François, son frère aîné, vivait comme un fils unique exigeant, colérique, prompt à l'humiliation qu'il ne manquait jamais d'exercer sur Marcel. Je l'observais de loin refusant toujours de m'y attacher. Je ne connaissais pas encore cet amour inconditionnel que l’on peut donner à un enfant. Pourtant avec le temps je me rapprochais de lui. Quand il commença à marcher, je surveillais ses pas me précipitant parfois pour le relever. Je me surprenais à sourire lorsqu'il prenait un porcelet entre ses bras pour le mener à sa mère. Finalement, je l'aimai. La maîtresse de maison surprit ce changement et cela lui déplut. Elle inventait moult prétextes pour m'éloigner du petit. Alors la nuit je montais silencieusement dans sa petite chambre au-dessus de la soue à cochons et m'endormais à ses côtés. Nos respirations à l'unisson. Un matin, après une nuit agitée – Marcel était fiévreux et personne ne l'avait remarqué, j'étais montée plus tôt prétextant un mal de dos – la porte s'ouvrit avec fracas. – Que fais-tu ici ? Nous étions bien d'accord. Il est mon fils. Jamais tu ne seras sa mère. Le lendemain, je pris le bus pour ne plus revenir dans cette ferme, jusqu'à aujourd'hui. Joseph Daubusson est enfin mort. Il en aura fallu du temps. Sa femme est bien affaiblie. Son pas et son regard ont perdu de leur vigueur et je vois bien qu'elle m'évite. Son fils aîné lui tient le bras... ou bien se tient-il à elle ? L'alcool a fait ses ravages. Mon Marcel est là une casquette d'un autre âge vissée sur le crâne. Il a les yeux d'un enfant qui a subi des outrages. Comme il a dû être malheureux. Il ne m'en a jamais parlé dans ses lettres. Il n'évoquait que ses aventures en mer. Sa fille doit être cette femme élégante et fière qui le regarde d'un air désapprobateur. Et tous ces autres que je ne connais pas qui se réjouissent à l'avance de leur part d'héritage et que j'entends verser des larmes sèches. Je ne pleurerai pas. Je viens retrouver mon fils.


Corine

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