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Photo du rédacteurSecrétaire AVF

A la santé de Jo - 14

Élisabeth

Ouf! J’ai cru que je n’arriverais jamais à temps. Toujours ce périphérique parisien bloqué, cette fois par un accident.


Je vais me garer vite dans la cour de la ferme et essayer de voir une dernière fois mon grand-père Joseph, avant que le couvercle du cercueil ne l’enferme définitivement dans son éternité.


Ensuite j’irai embrasser ma chère grand-mère Eugénie. Elle semble déboussolée par ce qui arrive. Le cercueil est déjà chargé dans le corbillard. Il va falloir le suivre jusqu'à l’église. Je les laisse partir, je les rejoindrai en voiture à l’heure de la cérémonie. J’aurais trop de mal, à pied, avec mes talons aiguilles et mon petit tailleur noir très ajusté. En attendant, je vais grignoter un morceau !


En entrant dans la cuisine, j’ai cru voir la silhouette de mon cousin Bertrand disparaître par la porte de service. Je ne l’ai pas revu ensuite. Bertrand était mon cousin préféré, de deux ans plus âgé que moi, nous avions beaucoup joué ensemble quand nous étions enfants, pendant les grandes vacances que nous passions à la ferme. C’était des moments que j’attendais avec impatience. Nous faisions les quatre cents coups.


Joseph et Eugénie accueillaient volontiers leurs petits-enfants. Joseph m’aimait bien, il essayait de m’initier aux travaux de la ferme, à la traite des vaches, aux soins des animaux. Il acceptait aussi de jouer avec moi aux Dames et à la Crapette quand il avait un moment. J’avais aussi beaucoup d’affinités avec Eugénie. Son enfance et son adolescence dans un milieu aisé ressemblaient à ma propre jeunesse, grâce à l’éducation soignée que ma mère Léonie avait voulue pour moi.


C’est parce qu’elle était amoureuse de Joseph que sa vie s’était bloquée dans l’étau des incessants travaux de la ferme pour lesquels elle avait peu d’appétence. Parce qu’ils étaient très amoureux, ils avaient eu quatre enfants, et sa vie auparavant insouciante avait basculé dans un quasi esclavage, le caractère despote de Joseph, lui aussi aigri, avait contribué au désenchantement de sa vie.


Mais ce que j’aimais par-dessus tout, c’était les longues soirées de conversation sous le tilleul, animées et partagées avec Bertrand. Nos intelligences se croisaient et se séduisaient dans des joutes oratoires interminables, et notre plaisir d’être ensemble était immense. Il s’était, je crois, à l’adolescence mué en un début d’idylle vite interrompu par le départ définitif de Bertrand. J’en avais été très affectée, j’espère le revoir aujourd'hui, il est inenvisageable qu’il ne vienne pas rendre hommage à son grand-père.


Sur le parvis de l’église, je vois mon oncle François, ma tante Paulette, mes tantes Louise et Juliette. Je vais aller les embrasser, mais je n’ai pas vu Marcel ni à la ferme ni à l’église. Il n’a jamais été là. Il aurait dû être mon père, mais il m’a toujours ignorée et a choisi la fuite en se faisant recruter parmi les cuisiniers du vaisseau amiral des forces navales. Louise me présente son élégante fille, Jeanne et Juliette, son fils Gaspard, un très beau garçon.


Pour rejoindre Eugénie, assise au premier rang, j’ai remonté la nef centrale de l’église sous les regards admiratifs ou réprobateurs de l’assistance. Je me sais plutôt jolie fille, je porte mon tailleur noir et mes talons aiguilles qui mettent mes jambes en valeur.


La mésalliance entre Marcel et Léonie ma mère, m’a très tôt interpellée, mais je me suis heurtée au silence d’un secret de famille qui voulait le rester. Dès que j’en ai eu les moyens, j’ai recruté un détective privé pour m’aider à dénouer l’écheveau embrouillé d’une généalogie compliquée par des géniteurs qui ont fait peu de cas de ma vie.


Je m’appelle Élisabeth, j’ai trente - six ans. J’ai vite compris que pour réussir, il fallait courir plus vite que les autres. Marcel et Léonie mes parents ont divorcé après quelques années de mariage et j’ai vécu avec ma mère qui a convolé en seconde noce avec un chirurgien renommé de la ville de Tours. Grâce à mon beau-père, j’ai pu faire des études de Droit à la faculté Panthéon-Assas à Paris. J’ai ensuite été admise au Barreau de Paris. Les relations de mon beau-père m’ont permis d’entrer dans un prestigieux cabinet d’avocats d’affaires. Considérée comme intelligente et brillante je fais une très belle carrière internationale, me partageant entre les clients de Paris, New-York, Londres, Bruxelles ou Francfort.


Je vis seule à Paris, et n’ai aucun désir de me lester d’un mari ou d’un enfant qui auraient anéanti mes perspectives de carrière. J’ai l’opportunité de vivre des aventures ponctuelles dont je me satisfais. Je ne regrette rien. Mon aisance financière me permet de bien vivre, toujours par monts et par vaux. Mon bel appartement parisien ne me sert que de pied-à-terre, car dès que je le peux je vais me ressourcer dans ma petite maison du quai des Paimpolais sur l’île de Sein, face à la mer. J’aime bien, en route, m’arrêter à la ferme pour embrasser mes grands-parents, mes oncles, tantes et neveux présents.


Maintenant, je vois toute la famille réunie dans le cimetière autour du cercueil du patriarche. Finalement, je me demande si j’en fais réellement partie.


Le détective privé mandaté m’a révélé deux choses : d’abord, que Marcel le mal-aimé, s’il est bien le fils de Joseph, n’est pas le fils d’Eugénie. Le sait-il ? Probablement. Je me demande si c’est pour cela qu’il préfère rester au café plutôt qu’accompagner la dépouille de son père au cimetière? À une époque où Eugénie fatiguée de sa maternité récente se refusait à Joseph, celui-ci s’était tourné vers Yvonne la nouvelle petite bonne. Jeune et avenante, elle s’était retrouvée enceinte. Eugénie a dû simuler une grossesse à risque qui l’obligeait à garder la chambre, pour légaliser la filiation de Marcel. Yvonne n'a pas pu revendiquer cet enfant. Marcel, peu avenant physiquement n’avait jamais eu beaucoup d’amour de la part de ses deux « mères ». Eugénie faisait son devoir, mais n’aimait pas cet enfant né de l’adultère de son mari.


La deuxième révélation est que Marcel - je m’en doutais - n’est pas mon père biologique : neuf mois avant ma naissance, ma mère Léonie avait passé ses vacances à La Baule. Elle avait vingt-deux ans et s’était entichée du garçon de plage qui dressait chaque jour des tentes sur l’immense plage de sable. Travailleur saisonnier, celui-ci se constituait un petit pécule pour financer ses études d’ingénieur agronome. Il était beau garçon, grand et bien bâti. Léonie s’était retrouvée enceinte. À l’époque, il n'était pas de question d’avoir un enfant hors mariage. Alors, sa famille s’était mise en quête d’un mari et s’était tournée vers son oncle amiral pour trouver parmi ses matelots un célibataire discret sans velléité de vie conjugale et lui proposer un mariage blanc en contrepartie d’une rente à vie. Marcel a accepté.


Il est devenu mon père légal et m’a donné son nom «Daubusson». Comme prévu, Léonie a divorcé dès qu’elle l’a pu et m’a élevée avec son nouveau mari. J’ai ainsi compris que je n’avais aucun lien biologique avec toute cette famille à laquelle je me suis attachée, dont je porte le nom, et qui aujourd'hui enterre son fondateur.


Maintenant que nous sommes tous réunis à la ferme autour de la traditionnelle collation post-inhumation, je me pose la question du devenir de cette famille que la mort de Joseph a libéré de son joug.


Après la collation, je pense aller passer un moment dans ma maison finistérienne pour digérer ce cataclysme familial, j’ai besoin de réfléchir. Je vais peut-être proposer à mes cousins Jeanne et Gaspard de m’y rejoindre quelques jours pour faire connaissance…

Ah, voilà Yoyo, l’arrière-petit-fils de la ferme, il a fait un mauvais coup, lui, je le connais bien !


Martine

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