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Photo du rédacteurSecrétaire AVF

A la santé de Jo - 16

Eugénie


Je suis derrière le corbillard, mes pieds me font souffrir dans ces souliers que je n'ai pas enfilés depuis des années. Mes yeux sont secs. Mon fils François me donne le bras, il est censé me soutenir, mais j'ai le sentiment du contraire. Sous mon air stoïque je suis bouleversée, tourneboulée, des pensées contradictoires se télescopent dans ma pauvre tête. Ah, je l'ai aimé c'est sûr! Je l'avais rencontré au bal donné dans ma ville après le grand marché aux bestiaux annuel. Je l'ai tout de suite repéré, pas très grand, mais assez pour moi qui suis si menue, trapu mais bien bâti et des yeux...bleus, verts comme la mer, un visage ténébreux qu'un sourire pouvait illuminer. Le coup de foudre fut immédiat et réciproque. Pourtant l'avenir s'annonçait compliqué, j'étais la fille d'une famille bourgeoise citadine, j'avais fait des études secondaires, pris des cours de piano et fréquenté les salons de thé. Il travaillait dans la ferme de son père, s'était arrêté au certificat d'études et vivait dans la campagne profonde. Mais l'amour fut le plus fort et contre l'avis de mes parents je l'épousai en avril dix-neuf cent vingt et un. Je fus rapidement enceinte et mis au monde un garçon, François. Mon bonheur était total.


Peu de temps après son père mourut et la responsabilité de la ferme et tous les ennuis furent son héritage. De mon côté je vivais mal mon rôle de jeune mère, j'étais débordée, épuisée, je n'avais personne pour me soutenir et je délaissais mon époux. Cette grande maison sombre et inconfortable me déprimait, j'en venais à regretter la ville, la maison de mes parents si chaude et accueillante, je dépérissais. L'humeur de Joseph changea, fini l’insouciance, l'amoureux transi se métamorphosa peu à peu en tyran domestique. L'arrivée de cette bonne ajouta à ma rancœur et mon amour s'éteignit.


Elle est venue l'Yvonne, pourquoi? L'aimait-elle toujours? Je la revois quand elle est arrivée à ma demande, fraîche et jolie, si jeune et malgré son allure campagnarde elle dégageait une joie de vivre qui dans un premier temps me remonta le moral. Mais naturellement le Joseph ne fut pas insensible à ses charmes. Il commença à la poursuivre de ses ardeurs jusqu'à ce qu'elle se retrouve enceinte de ses œuvres, ce petit Marcel que j'ai dû faire passer pour mien pour éviter le scandale.


Voilà, il est dans le cercueil et je regrette qu'il soit parti si tard, je suis libre maintenant, mais si vieille que je n'en profiterai pas. Je vois déjà mon cadet, cet hypocrite, qui pense à se débarrasser de moi maintenant que Joseph n'est plus là pour me protéger. Peu m'importe cette ferme je n'en veux plus. Avec tout l'argent que je possède je peux faire le tour du monde ou plus raisonnablement m'offrir un établissement de luxe pour finir mes vieux jours dorlotée au soleil.


Toutes ces pensées m'obsèdent, je n'écoute pas le curé vanter les mérites de cet homme qu'il a à peine connu. Je regarde tous ces gens venus de partout lui rendre hommage, m'ignorant, me traitant comme quantité négligeable, moi qui ai tout abandonné : une vie facile, un bon avenir, une maison confortable et moderne pour venir m'enterrer dans ce trou avec cet homme, autoritaire et méchant, infidèle de surcroît ! L'amour est vraiment la pire chose qui me soit arrivée. Pour deux années de bonheur j'ai gâché tout le reste de ma vie. Même mes enfants n'ont pas pu me consoler. François, trop docile, soumis à son père, pas beau le pauvre ni très malin. Enfin, le père y est pour beaucoup, cet accident que je ne lui ai jamais pardonné, a gâché la vie de mon fils. Marcel, ce gringalet sournois que je n'ai jamais pu aimer comme un fils. Ma fille, Louise, renfermée, qui n'a jamais témoigné tendresse et soutien - peut-être est-ce ma faute - encore bouleversée par la mort du petit Serge, je ne l'ai sans doute pas assez aimée. Pourtant je me souviens de ces soirées où je lui apprenais la couture assises au coin du feu. Je lui parlais de la ville et de mon enfance, une parenthèse heureuse dans ces journées toutes semblables. Elle pourrait me remercier, mais non, elle a tout rejeté en bloc. Se souvient-elle seulement de ces bons moments! Enfin, la dernière, Juliette notre «bâton de vieillesse», petit rayon de soleil arrivé trop tard pour m'arracher à la tristesse de ma vie. Juliette que je n'ai pas osé défendre contre son père, pour sauver les apparences disait-il. S'en était-il soucié quand il avait engrossé cette pauvre fille ?


J'ai tant de regrets, j'ai sans le vouloir fait souffrir des êtres chers, mes parents que j'ai délaissés, Yvonne dont j'ai volé l'enfant, Juliette que j'ai laissée jeter dehors, tout cela me mine, je dois faire une tête d'enterrement, ça tombe bien !


Sabine

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