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Photo du rédacteurSecrétaire AVF

A la santé de Jo - 3

Rufus VI

Je suis Rufus VI le petit fox-terrier hargneux, ça dépend avec qui…


J’ai le poil ras et suis tricolore : blanc, noir et roux. J’ai une tache noire autour de l’œil gauche ce qui me donne l’air d’un pirate. Je suis le sixième du nom, car Joseph a toujours voulu avoir un fox qui le suit comme son ombre. Il a accueilli son premier Rufus pour ses quinze ans et depuis il a toujours repris la même race et nous a simplement numérotés les uns après les autres. Joseph était un homme de routine…


Durant ces six dernières années, j’ai vécu à ses côtés et je l’ai protégé de toute intrusion non désirée. Certains ont voulu passer outre et s’en souviennent encore, ou plutôt leurs mollets !


Pour venir parler à Joseph, il fallait qu’il me dise « pas toucher » et là, pas de problèmes, on pouvait s’approcher de lui sans souci.


Maintenant, je me sens tout démuni, vers qui vais-je reporter mon affection ?


Je suis sur la terrasse du café qui est en face de l’église. Je voulais accompagner mon maître une dernière fois, mais le curé m’a regardé d’un air menaçant et je suis allé me réfugier derrière les jambes de Marcel. Celui-ci était en train de s’éclipser du groupe familial pour rejoindre le bistrot. Il ne veut pas entrer ni participer à la messe et moi je me suis fait virer ! Nous voilà donc bien installés au soleil, lui avec un ballon de rouge et moi un bol d’eau fraîche offert par la patronne. Elle me connaît bien : Jo et moi venions de temps en temps boire un verre au bourg et toujours dans cet établissement.


Je suis fatigué et assoiffé, imaginez-vous que je viens d’accompagner toute la famille de la ferme à l’église et comme tout chien qui se respecte, j’ai fait au moins dix fois le parcours pour voir tout le monde ! Je ne suis pas un chien de Berger, mais j’aime bien vérifier l’avancée de la troupe. Du haut de mes quarante centimètres, j’ai vu beaucoup de jambes et de pieds défiler devant moi aujourd'hui.


Le cortège funéraire s’est effectivement déroulé à pied comme autrefois. C’est Eugénie qui l’a exigé, c’est elle maintenant la chef de meute. Tout le monde a été d’accord pour suivre son souhait. Elle avait certainement envie de refaire ce chemin parcouru dans l’autre sens il y a fort longtemps, lors de son mariage avec Jo. Elle est calme, se tient bien droite, un léger sourire aux lèvres. Elle avance fièrement suivie de sa famille au grand complet ou presque : son petit-fils Bertrand est venu se recueillir devant le cercueil, mais lui a fait part de son refus de se rendre à la cérémonie.


Je vois ses solides chaussures noires bien cirées qui trottinent sur le chemin de terre. À côté d’elle, François et Paulette ont aussi sorti leurs souliers de cérémonie.

Charles est derrière, il porte de fort jolies bottines élégantes, il faut dire qu’il doit suivre la mode d’un peu plus près que les autres habitants de la ferme, il est plus jeune …


Marcel, que je vois rarement a essayé de masquer l’usure de ses godasses, mais croyez-moi, ce n’est vraiment pas une réussite !


Dans tout ce sombre, voilà quatre petits pieds colorés qui essaient de suivre le rythme des adultes, ce sont Yoyo et Ti-Yann les arrières-petits fils du mort. Ils ont décidé d’honorer la mémoire de Jo à leur manière en portant le dernier cadeau qu’il leur a fait : de magnifiques baskets rouge vif et brillantes. Un petit clin d’œil qui a bien fait enrager les adultes. Mais devant leurs yeux rougis et leur petite bouille triste, ils ont cédé. Par contre, les deux garçons ont dû enfiler un pantalon et une veste corrects achetés pour l’occasion et sans discuter…ou presque !


À quelques pas derrière eux, il y a plusieurs femmes vêtues avec élégance, portant de très beaux escarpins qui n’apprécient guère la poussière du chemin. Je ne les connais pas, mais ce sont certainement les filles qui ont quitté la famille avec plus ou moins de fracas il y a longtemps. Elles sont accompagnées de leurs enfants, je suppose, vu la ressemblance.


Au milieu de toutes ces chaussures féminines, j’aperçois une immense paire de mocassins qui sort du lot. J’ai beau essayer de pencher ma tête, j’arrive à peine à voir ce jeune homme en entier, il est si grand ! Heureusement, il se penche vers moi et me gratifie d’une caresse affectueuse, quel charmant garçon !


Ce groupe est suivi par une dame âgée qui marche à petits pas dans des fines bottines à lacets, j’ai entendu quelqu’un l’appeler Yvonne. Je n’ai que six ans, je ne connais pas tous ceux qui ont quitté la ferme avant mon arrivée.

Loin derrière, il y a un homme qui s’applique à ne pas se faire repérer. Je l’ai vu se recueillir devant le cercueil, seul, avant que tout le monde arrive. J’étais couché dans un coin de la chambre et je l’ai entendu murmurer « grand-père » plusieurs fois. Maintenant, il quitte le chemin et prend un petit sentier dans les champs pour s’éloigner discrètement.


Nous sommes toujours en train d’attendre que la messe se termine et je crains que Marcel ne soit pas au mieux de sa forme s’il continue à aligner les ballons de rouge avec ses amis d’enfance venus lui présenter leurs condoléances. J’appuie ma tête sur sa jambe pour essayer de le distraire, mais il continue de pérorer avec ses potes sans s’occuper de moi.


C’est le moment d’employer les grands moyens : d’un coup de museau, je renverse mon bol d’eau sur ses pieds. Il se lève en rigolant « Sacré Rufus le pirate ! » et m’emmène faire un petit tour dans le bourg. Quand nous repassons devant la porte de l’église, nous voyons la porte s’ouvrir lentement. Yoyo et Ti-Yann sortent en clignant des yeux, éblouis par le soleil éclatant. Ils se sont échappés, la cérémonie est trop longue pour deux petits gars de sept et neuf ans.


J’abandonne Marcel et je les suis. Nous reprenons le chemin de la ferme, les garçons évoquent des souvenirs de Jo et commencent à se détendre, ils rient en racontant leurs facéties communes. Jo aimait beaucoup faire des farces aux habitants de la ferme avec ces deux-là. Yoyo me lance un bâton et je m’élance pour le rapporter à Ti-Yann et nous recommençons tout le long du chemin.


Arrivés dans la ferme, nous nous dirigeons vers la cuisine.

« Une petite avance sur le goûter d’enterrement, Rufus ?» me proposent les gamins. Je pense que quand Eugénie va découvrir ce que nous avons fait, ça va chauffer sérieusement, mais tant pis ! J’ai maintenant deux petits coquins pour s’occuper de moi et ils ont retrouvé le sourire. Que demander de plus ?


J’entends des voix dans la cour de la ferme, la famille est de retour ! Le crissement des chaussures de cuir de François se rapproche de la cuisine, les garçons prennent leurs jambes à leur cou avec un sandwich dans chaque main et filent par la porte arrière. Je me cache sous la table qui est heureusement garnie d’une longue nappe et dès que je vois les souliers bien cirés de François qui s’éloignent vers le salon, je me glisse dehors par la porte restée ouverte. Cachés tous les trois derrière la grange, nous l’entendons crier sa colère devant les plats entamés. Ce n’est pas un rigolo le François ! « Courage, fuyons encore plus loin ! »


Patricia

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