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A la santé de Jo - 4

François


Sur le parvis de l'église, je suis là, impatient que le prêtre ouvre les portes. Déjà une heure que le cercueil est arrivé et que nous attendons ! Nous ! Mais qui ? Il y a Paulette et moi bien sûr, Charles notre fils mon bras droit à la ferme et notre très cher petit-fils Yoyo (Yohann) qui parle avec son cousin Jean, Ty-Yann.


J'aperçois une vieille dame. Elle semble avoir environ l'âge de ma mère à qui je demande : « Qui est-ce ? » Elle me répond rapidement et sèchement : « C'est Yvonne. Elle était chez nous, avant, comme bonne ; pendant sept ans. Tu avais six ans, tu étais donc un peu petit pour la connaître ».


Oh que non ! Je me souviens bien de cette gentille jeune femme qui s'occupait de moi ; on l'appelait « tante » et je l'aimais bien.


Mais qui sont les autres ? Je vois quelques habitants locaux, mais beaucoup de têtes inconnues qui sont peut-être mon frère, mes sœurs et leurs familles. Ils sont sûrement là, mais je ne les reconnais pas. Ce soir peut-être ?


Ah ! Enfin voilà notre curé qui apparaît sous le porche le teint cramoisi et la soutane de travers. Tout le monde rentre à la suite du cercueil. C'est la troisième fois que je pénètre dans cette église en soixante-huit ans. La première fois c’était pour mon baptême ; bien sûr je ne m'en souviens pas. La deuxième, pour mon mariage que j'ai vite oublié et, aujourd'hui, par respect pour celui qui m'a conçu, élevé et formé au métier que j'aime. C'était le lien principal que nous avions avant son décès.


Et l'amour familial ? Alors là, c'est plus complexe ! Sous ses abords d'être frustre et dur, je savais qu'il m'aimait sans le dire comme il aimait aussi sa famille. Cependant il n'était pas démonstratif ; mais les êtres humains, généralement, sont malheureux quand on ne leur montre pas des signes d'amour ou de tendresse. Moi non! Jeune, j’étais dur et lui aussi sans doute au même âge. Chaque personne a dans la vie un atavisme qui souvent se perpétue ; mon frère et mes sœurs n'ont pas supporté ce manque d'amour et ils ont fui. Mon fils, Bertrand a aussi dû quitter le foyer familial dans sa jeunesse, mais c’était pour entrer en pension et poursuivre ses études. Heureusement Charles son frère est resté travailler avec moi. Quand Bertrand était jeune, je vivais dans une ambiance fermière exigeante avec un père qui était toujours le patron. Il n'avait pas d'influence sur mon caractère, car lui et moi, on était semblable ; très directifs et têtus. J’étais difficile, mais aujourd'hui, à soixante- huit ans je me suis calmé et il m'arrive de penser et de réfléchir - un peu tard - sur la vie, la mort, la famille.


Ici, devant le cercueil, dans l’atmosphère feutrée de l'église, dans l'odeur enivrante de l'encens et les murmures des prières, tout est propice à l'envol de l'esprit et le retour au passé :


La charrette revenait du champ du moulin. Mon père conduisait l'attelage et j'étais assis sur la ridelle. J'avais dix ans, je regardais le paysage en rêvant. Nous venions de trier les pommes de terre en séparant les grosses, pour les humains, et les petites, pour les animaux. Je trouvais cela amusant en pensant qu'hommes et bêtes mangeaient la même chose. Le sentier était raviné et boueux, car une pluie drue était tombée récemment. Les sabots du cheval glissaient parfois ; il en résultait de violents soubresauts.


Et ce fut la chute ! Je basculais et tombais. Ma tête heurta une pièce de la charrette et je m'évanouis. Je me réveillais trois semaines plus tard après avoir subi une opération chirurgicale crânienne. Apparemment, tout allait bien sur le plan de la santé générale, mais il y aurait des séquelles !


À partir de cet accident, je devins handicapé avec un problème d’élocution, je bégayais. De plus, j'étais affecté par un tic. Un mouvement incontrôlé de la tête faisait croire aux personnes qui me regardaient, que quelqu’un se trouvait derrière eux. En général la fréquence du mouvement était faible, mais devenait de plus en plus élevée quand j'étais énervé. Ces handicaps furent fondamentaux dans ma vie. Ils me firent laid alors que, sans être beau, j'aurais pu être normal.


Personnellement, je n'en ai jamais voulu à mon père ; ma mère, en revanche, lui en voulait beaucoup.


C'est dans cette situation que j'abordais l'adolescence.


Quand j'eus seize ans on entendait déjà des bruits de bottes du côté de l'Allemagne. Cependant, en dehors des périodes de travail longues et fréquentes, je pensais surtout à m'amuser. Il y avait les bals et les kermesses où la jeunesse se retrouvait ! Pour moi les relations avec les filles étaient compliquées, car un surnom circulait : « Quasimodo » ! Alors, avec des copains comme moi défavorisés par la nature, nous étions le plus souvent accoudés aux comptoirs des bars plutôt qu’à danser.


Une fois, dans un bal, involontairement, je bousculais un grand, beau et fort jeune homme qui, m'ayant jaugé et pour crâner devant les filles, se mit en colère et me défia : « Excuse-toi sinon je te casse la figure ! » Je le rembarrai puis j'oubliai ! Lui, ne m'avait pas oublié et il m'attendait à la sortie. « Alors, on se retrouve ! Excuse-toi tout de suite sinon ça va être ta fête ! » Impossible de m'esquiver ! Aussi, sans réfléchir, je me suis mis en garde, lui aussi, et je pensais que je ne pèserai pas très lourd dans la bagarre.


Il se produisit alors quelque chose d'extraordinaire ! Au moment où il allait me frapper, j’eus ce mouvement convulsif de la tête habituel. Il crut qu'il y avait quelqu'un derrière lui ; il se retourna au moment où je le frappai de mon poing droit ! Touché à la tempe, il plia les genoux et s'effondra, assommé. Il mit plusieurs minutes à se réveiller, mais, déjà, je m'étais éclipsé. À partir de ce moment, je ne fus plus jamais ni raillé ni importuné. On me regardait avec crainte. J'étais considéré comme un gars bizarre ; pas impressionnant, mais qui avait, sans doute, fait de la boxe et était donc dangereux !


Ce jour-là, Paulette - qui deviendra plus tard mon épouse - était là ; je l'avais vue et je crus lire dans ses yeux un peu d'intérêt, mais je n'y prêtais pas attention. Elle ne m'attirait pas à cette époque.


Aujourd'hui, les yeux ouverts, j’écoute le prêtre psalmodier. Je suis présent et absent en même temps. Je me retrouve en dix-neuf cent quarante-deux : j'ai vingt ans, c'est la guerre et la France est occupée.


Mon père a été réquisitionné en dix-neuf cent quarante-trois en Allemagne pour le STO (Service de travail obligatoire). Un jour, je suis convoqué par le maire du village. Avec lui se trouve un officier allemand. « François ! J'ai des nouvelles de votre père, il va bien, mais ne va pas revenir d'ici longtemps. » L'officier acquiesce. « Donc, pour vous, le Service du travail obligatoire ne s'appliquera pas. Vous resterez travailler à la ferme. La France manque de bras et de productions fermières. » L'officier acquiesce encore.


Je pensais : « Qu’ est-ce qu'ils font chez nous les boches ? » Je ne les aimais pas, car ils débarquaient souvent en nous ordonnant de leur donner gratuitement du beurre, des légumes et de la viande.


C'est dans cet état d'esprit que je m'engageais dans la Résistance locale. J'étais souvent missionné pour transmettre des messages, car il paraît que, grâce à mes handicaps, j'avais des aptitudes guerrières exceptionnelles. Arrêté souvent par des patrouilles, je déconcertais les soldats qui eux aussi avaient tendance à regarder derrière eux quand je leur faisais face. Ils frisaient aussi la crise de nerfs en attendant que, interrogé, je réponde à leurs questions ; mais voyant mon regard « d'idiot du village », ils me laissaient partir. Autre conséquence heureuse : au fil du temps, la plupart des soldats allemands me connaissaient et ne m'arrêtaient plus.


Je nous revois Paulette et moi dans cette église, lors de notre mariage en dix-neuf cent quarante-huit. Les Allemands n'étaient plus là. Mon père était revenu d’Allemagne et j'avais été décoré pour fait de résistance.


Involontairement pour moi, mais pour Paulette sans doute volontairement, nous nous croisions de plus en plus. Mon père et ma mère l'avaient remarquée, mais c'est ma mère qui me fit penser à un possible mariage, avec plus tard, peut-être, des enfants. « François ! Le temps passe, tous tes copains se marient, les filles à marier ne sont plus légion et bientôt pour toi ce sera trop tard. À la ferme des Colson il y a une jeune fille un peu plus jeune que toi, jolie ! J'ai rencontré sa mère, leur famille est originaire du Loir-et-Cher où ses parents étaient ouvriers agricoles ; elle pense et je pense comme elle que vous formeriez un beau couple. Qu'en penses-tu ? »


Je n'en pensais rien. Je n’avais jamais parlé à Paulette.


Et pourtant, ils avaient éveillé ma curiosité et, en étant plus attentif, je finis par la remarquer. Je la vis sourire et je crois que moi aussi j'ai essayé de sourire, mais ce devait être plutôt un rictus ! C'est vrai qu’elle était assez jolie et, en y réfléchissant, je pensais que je ne pouvais pas rester indéfiniment accoudé aux comptoirs des bars. Un jour, je fis un effort pour lui parler. Une autre fois, je lui pris la main et enfin le mot mariage fut prononcé. J'ai su immédiatement qu'elle dirait oui si je le lui demandais. Moi, pas très motivé, je pensais : « Pourquoi pas ? ». Nos parents respectifs étant déjà au courant, le mariage fut rapidement organisé. Je dois reconnaître qu’ils ont été formidables. Ils avaient organisé les choses en grand, on était nombreux et la fête fut superbe.


Au début, notre mariage fut heureux, un an plus tard naissait Charles, puis Bertrand. C’est après que les choses se gâtèrent ! Paulette avait pris la direction de la maison et je devins peu à peu un invité chez moi ; elle était une « mère poule » directive, qui discréditait mon rôle de père ; alors, après de longues journées de travail dans les champs, je revenais à mes comptoirs de jeunesse, buvant de plus en plus, devenant aigri et coléreux.


En dix-neuf cent soixante-quatre, malgré sa robustesse, Papa était fatigué. Il avait soixante-cinq ans et n'arrivait plus à assumer son rôle de chef de ferme. Peu à peu je le remplaçais.


Un jour, à ma grande surprise, mon fils Charles me dit : Papa, plus tard je serai fermier comme toi ! Bertrand lui ne veut pas !» Je n'en croyais pas mes oreilles ! J'aurais aimé que Bertrand reste aussi, mais peut-être cela n'aurait-il pas fonctionné. Au moins, il nous restait un fils près de nous qui nous donnera un garçon Yoyo, attachant, qui nous adore et que nous adorons aussi. Et je regarde souvent avec tendresse cet enfant qui a réussi l'exploit d’apprivoiser papa, de me réconcilier un peu avec Paulette, de boire moins d'alcool (ce qui n’est pas l’avis de Paulette) et de me faire prendre conscience que moi aussi j'ai vieilli. J'ai maintenant soixante-huit ans, il est temps que je passe le relais à Charles. Le prêtre vient de bénir le cercueil et nous invite à en faire de même. Je sors alors de mes pensées.


La vie de famille n’est pas un long fleuve tranquille. Ce soir, après avoir nourri les bêtes je ferai part à Charles de ma décision de lui confier les clefs de la ferme. Après, peut-être que, maman, Paulette et moi nous pourrons nous asseoir dans la cour sur le banc de granite.


Demain sera un autre jour.

Jean-Paul

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