top of page
Rechercher
Photo du rédacteurSecrétaire AVF

A la santé de Jo - 6

Bertrand

« Joseph est mort !»


Dès que j’ai appris la nouvelle au téléphone par ma mère, j’ai sauté dans le premier train. En gare, j’ai dû prendre une voiture de location pour parcourir les derniers kilomètres.


Je connaissais bien la route pour l’avoir empruntée souvent avec mes potes pensionnaires au lycée quand on rentrait à la maison. Même si ma présence avait été assez rare ces dernières années, les lieux m’étaient bien familiers : l’image des vaches qui paissent, l’herbe abroutie des talus, le bruit des machines agricoles rugissant de loin en loin.


J’ai arrêté ma voiture à l’entrée du domaine pour terminer discrètement à pied. Lorsque j’ai pénétré à pas feutrés dans l’enceinte de la propriété, l’air sentait bon le foin sec, l’herbe fraîchement coupée, autant de senteurs qui restent bien imprégnées en moi, après toute mon enfance passée à la ferme auprès de mes parents et grands-parents. Le calme cependant, m’a surpris. Les oiseaux piailleurs, tels que je les avais gardés dans mes souvenirs, étaient sans doute accablés par le soleil, ils n’avaient plus la force de chanter. Je me souviens pourtant qu’à cette heure de la journée, assis sur son banc de pierre, Grand-père aimait les écouter s’égosiller. Mais en ce jour, seuls les insectes s’en donnaient à cœur joie. Dans un bourdonnement continu, ils investissaient les talus et la vigne vierge qui avait envahi la façade du grand corps de ferme. Je me suis dit que ceux-là ils en profitaient allègrement car si Grand-père avait été là, il n’aurait pas aimé du tout ce brouhaha dans ses oreilles à l’instant même où il aurait décidé de prendre un peu de repos. Il aurait sorti de son atelier son pulvérisateur pour les chasser un temps.


Je connaissais bien les lieux, aussi je me suis dirigé directement dans la petite pièce au rez-de-chaussée qui, pour la circonstance, avait été choisie pour être la chambre mortuaire avant la levée du corps. À cette heure de la journée, elle n’était pas encore fréquentée par la famille et les amis.


Je suis venu me recueillir seul devant le cercueil de mon grand-père, car je ne voulais pas assister à l’enterrement. Je n’appréciais guère le caractère obséquieux de ce genre de cérémonie. Je ne désirais pas davantage croiser le reste de ma famille, pour ne pas subir un interrogatoire en règle ou la litanie de reproches sur mes activités, mes fréquentations, la manière dont j’élève mon fils, sur ma récente séparation d’avec ma dernière partenaire, etc. Ces regards réprobateurs fixés sur moi lors de nos réunions de famille m’étaient devenus insupportables.


Je désirais voir une dernière fois ce Grand-père. Je dis bien grand avec un G majuscule parce que j’ai toujours considéré Joseph comme un homme hors du commun, bien au-dessus du lot. Je continue à l’appeler ainsi car je n’ai jamais aimé qu’on le nomme « Jo », jugeant ces termes trop familiers ou peu respectueux pour ce que représente cet homme pour moi.

Je voulais communiquer avec lui par l’esprit, mais je n’ai pu m’empêcher de me libérer par la parole. Je lui ai dit doucement à voix basse, pour que personne ne prenne part à nos échanges : « Bonjour Grand-père, aujourd’hui je prends un peu de mon temps pour te saluer une dernière fois et te faire part de mes pensées. Comme tu me disais souvent que le monde des vivants est le royaume des mensonges et de faux semblants, je vais donc te parler comme tu aurais aimé que je te parle : franchement, directement. Il faut juste que j’organise mes pensées… ça fait tellement longtemps que je n’ai pas eu d’échanges avec toi ! Je voulais te voir seul à seul pour te dire ce que je n’avais jamais pu te dire en face. Tu sais bien, quand j’étais plus jeune, je n’avais pas assez d’assurance, je ne trouvais pas les mots précis, pas de termes assez forts pour oser exprimer mes idées devant toi et te tenir un peu tête. J’ai à mon sens trop peu discuté avec toi, Grand-père. Et puis, Joseph, je dois te le dire maintenant, tu avais la réputation de ne pas être très bavard et moi j’ai souvent appréhendé nos face à face car je craignais tes interventions et le peu de mots que tu prononçais, toujours avec ce ton ferme que tout le monde te connaissait. Tes remarques tombaient sur ma tête, telles des sentences sans appel. Aussi, plus tard, lorsque j’ai dû quitter mes parents et m’éloigner du domaine pour mes études et mes activités, je n’ai jamais trouvé le temps de me rendre à la ferme et venir te saluer. J’avais toujours quelque chose à faire de plus important. Mon père m’en faisait souvent de sévères remarques. Il me reprochait d’avoir pris trop de distance avec la famille et d’avoir déserté la région. Comportement qui avait plus tendance à me braquer d’ailleurs plutôt qu’à m’inciter à me rapprocher de la ferme. Ma mère, tu le sais, a toujours été plus délicate et surtout plus habile pour déceler les sentiments profonds de ses enfants. Elle me recommandait bien de temps à autre de te rendre une petite visite en passant, surtout quand elle savait que mes déplacements s’orientaient dans votre direction. Elle me donnait de tes nouvelles, des changements que tu avais opérés à la ferme, des semences ou des moissons et des derniers événements survenus, en particulier ceux pour lesquels elle me savait sensible. »


« Joseph est mort !»…Mon Grand-père est mort.


Il est étendu là, dans un cercueil qui lui donne une représentation bien théâtrale. En fait Joseph était de petite taille. Robuste et noueux comme un vieux chêne qui ne plie pas par peur de se casser, toute sa vie il s’était bâti un personnage solide qui tenait le monde à bout de bras. Même sa dépouille oblige au respect. Joseph a les traits tirés par les années et les douleurs des derniers moments, annihilant ses fonctions motrices, supprimant, tout droit au respect et à la dignité. Tout ce qu’il avait été pendant près d’un siècle, tout ce qui paraissait acquis, tout ce qu’il avait gagné au prix d’un combat incessant avec ses proches, dans son milieu professionnel, la société toute entière, toutes ses valeurs élémentaires vont s’éteindre avec lui, après son enterrement. Mais de ce corps inerte et déformé se dégage une force. L’énergie qui avait toujours habité Joseph et qui le faisait respecter. C’est à ce personnage-là que je suis venu rendre un dernier hommage. Je suis resté silencieux, immobile devant son cercueil. Mes grands bras ballants, mes yeux figés sur ce visage, jusqu’à ce que je sois en communion avec mon Grand-père. Je repasse en revue les moments forts que j’avais vécus avec lui. Je me remémore, les quelques instants passés ensemble. Furtifs échanges que je prenais souvent comme des reproches. Je repense à toutes ces expressions trop chargées de sens pour les comprendre sur l’instant. Comme le jour où Grand-père m’avait demandé mon avis sur un sujet d’actualité. J’étais jeune, pétillant, trop insouciant. Je lui avais répondu sur un ton enthousiaste et il m’avait pourtant semblé avoir bien argumenté mes propos. J’avais estimé avoir été à la hauteur de son attente. Mais Grand-père m’avait fait une grimace et m’avait répondu sur un ton sec et sans appel : « Ce n’est pas la peine d’avoir traîné ton cul sur les bancs de l’école jusqu’à vingt ans si c’est pour être aussi con ! ...».


« Tu sais Grand-père, je t’en ai voulu longtemps pour m’avoir répondu aussi durement ce jour-là, sans la moindre explication. Aujourd’hui encore tes mots résonnent dans mes oreilles, mais sans pour autant les heurter. Maintenant, avec le recul et un peu plus de maturité, j’ai compris Grand-père ce que tu avais voulu me signifier à propos de cet accès à la connaissance et au savoir auquel j’avais eu droit ; mon discernement n’était pas à la hauteur de tes attentes ».


Mais je te savais, Joseph, tout aussi critique envers tes propres enfants et notamment mon père au sujet de mon éducation. J’avais surpris un soir un court échange entre vous qui m’est resté en mémoire. Le ton était vif, le style toujours aussi direct. Grand-père, tu avais vertement repris mon père et tu lui avais, comme de coutume, asséné ta sentence : « Le rôle d’un père c’est de sculpter les sabots de ses enfants pour leur permettre de marcher d’un pas décidé vers leur destin ». Grand-père, je sais maintenant que tu étais intervenu auprès de mon père pour le convaincre que mon avenir était ailleurs. Et ce jour-là, Grand-père, j’ai vu que tu avais compris mes projets et que tu avais accepté qu’un de tes descendants prenne ses distances avec l’exploitation pour voler de ses propres ailes.


« Cher Grand-père, il était important pour moi que je sois là aujourd'huipour te dire tout ça, te saluer une dernière fois, te dire au revoir et merci ».


Le ronronnement des voitures et le bruit des pas sur le gravillon, me sortent de mon recueillement. J’ai juste le temps nécessaire pour embrasser les enfants qui jouent avec insouciance dans la prairie d’en face. J’échange quelques caresses avec Jean, mon petit garçon Ti-Yann comme se plaît à dire Yoann, son grand cousin, avec lequel il partage depuis toujours ses vacances à la ferme. La femme de Charles, qui se déplace régulièrement à Rennes pour rendre visite à sa grande famille, a pris l’habitude de venir le chercher chez moi ou chez mon ex-femme. Elle entretient encore avec nous des relations plutôt cordiales, malgré les remarques souvent désagréables que portent Charles, mon rustre de frère, sur ma situation. Je me faufile entre les arbres fruitiers. Chargés de fruits en cette saison, les branches pendantes me fournissent un écran de protection pour me permettre de rejoindre la voiture discrètement.


Francis

12 vues0 commentaire

Posts récents

Voir tout

Comments


bottom of page