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Photo du rédacteurSecrétaire AVF

A la santé de Jo - 9

Juliette

Joseph est mort.


Il a tenu longtemps, quatre-vingt-onze ans, quasiment son siècle. C’était un tenace Joseph, il ne lâchait rien, surtout pas sa domination sur la vie.


Mais pour moi, Juliette, sa fille, mon père est mort il y a trente ans déjà.


Ou peut-être est-ce moi qui suis morte, il y a trente ans, quand j'ai passé ce porche pour la dernière fois ?


Mon père m'a tué de son regard bleu de haine planté dans mon cœur quand il m'a mis dehors. «Fiche le camp et ne reviens jamais. Tu es morte, tu m'entends. Morte».


Je ne suis jamais revenue, mais j’entends encore sa voix.

Les années ont passé, je suis vivante, il est mort.


Mon père est mort et je ne ressens rien.


Je n'ai aucune peine cela fait trop longtemps.


J'ai vécu vingt ans ici, je regarde autour de moi et je n'arrive pas à y croire.


J'ai effacé tous mes souvenirs. Je n’arrive pas à retrouver l’enfant et son père. Dans cette vilaine cour, aucun écho d’amour ne me revient.


J'ai abandonné cet endroit et ses habitants m’ont abandonnée aussi.


Je vis tellement loin d’ici j'ai l'impression que ce n'est pas un voyage en avion que j'ai fait, mais un voyage à travers le temps.


Avec le décalage horaire, j'ai trente heures de déplacement dans mon corps. Ces heures deviennent des ans. Les trente ans de ma vie d’absence.


Je ne sais d’ailleurs pas pourquoi je suis là ? Je n’ai pas d’explications.


Pur instinct, volonté de transmission, poids de la tradition, besoin de curiosité, soif de vengeance ?


Désir inavouable de le voir mort et de revoir ceux que j'ai perdus avec lui en dix-neuf cent soixante.


Cela paraît complètement improbable. Ils m'ont vue quitter la cour de la ferme. Ils n'ont rien fait pour faire cesser les insultes que mon père me crachait au visage. Ils m'ont laissé à sa vindicte, sa haine. Ma mère notamment, n'a rien fait pour me retenir. Mes frères et sœurs ont courbé le dos.


Je ne les ai jamais revus. Je ne reconnais pas leur visage.


Je descends de la voiture, la fatigue me rend altière et je m’accroche au bras de mon Gaspard.


Je réalise comme mon fils est beau, c’est un Daubusson aux yeux d’azur, mais c’est à son père qu’il doit son allure et sa distinction. Il lui ressemble. Vont-ils deviner? Vont-ils comprendre qui était le jeune homme si charmant et séduisant de dix ans mon aîné qui en une nuit a fait basculer ma vie à l’été de dix-neuf cent soixante. Cet homme érudit qui m’a éduquée faisant de moi contre toute attente une intellectuelle. Plus tard, il a occupé la première place de la république et nous a fait vivre dans son ombre avant que je ne décide de protéger mon fils et de partir au bout du monde. Les bonnes manières et le puritanisme hypocrite ne s’accordent pas avec l’adultère et la bâtardise.


Ma mère me regarde intensément, mais choisit de ne rien voir. Pourtant elle hoche la tête, je sais qu’elle a compris. Est-ce que je lui ressemble? Bien peu, dans un coin caché de son être, peut-être dans cette élégance naturelle qu'elle a perdue au fils du temps. Elle aussi a tout quitté par amour, mais elle a été broyée par Jo sans se révolter. Va-t-elle se libérer aujourd'hui du joug dont je me suis libérée il y a trente ans ?


Deux femmes à peine plus jeunes que moi me regardent avec attention et réalisent elles aussi. Elles en restent coites. J’imagine que ce sont les enfants de mes aînés. Je ne les ai jamais vus.


Mes frères, sœurs et belle-sœur sont indifférents. J’ai trop de différence d’âge avec eux. La vie les avait assez bousculés bien avant ma naissance pour qu’ils aient quelque compassion ou affection envers moi. S’ils comprennent ils n’en auront sans doute que plus de jalousie.


Ils me sont étrangers, mais ils me regardent aussi comme une étrangère.


Ils ne comprennent pas ce que cette femme, cette silhouette noire et fine fait dans leur cour. J’ai été une ravissante enfant, brune, petite et mutine. Aujoiurd'hui, on me donne toujours beaucoup moins d’années que je n’en ai. J’ai gardé un petit visage enfantin, quelques taches de rousseur sur le nez et des yeux de chat immenses et mordorés qui envoûtent tous ceux sur qui je les pose. Je suis arrivée bien tard dans la fratrie. Un accident? Un pansement sur le cœur brisé de ma mère ?

Nous sommes tous nés de Joseph et nos vies se sont éparpillées, chacunes au gré des rendez-vous du destin, bien difficiles à réunir de façon cohérente.


En ce jour d’été si chaud, je trouve l’ambiance glaciale dans cette église. La dépouille d’un homme, mari, amant, père, grand-père, arrière-grand-père est notre seul lien. Assise sur le banc inconfortable je réalise que la haine de mon père m’a sauvée. En me chassant, en me faisant mourir pour cette famille, il m’a donné une vie et un avenir.


Ce long voyage avait un but alors, lui dire merci. Je serre plus fort le bras de mon fils. C’est fou comme deux mondes s'affrontent soudain à cet enterrement, la haine et l’amour.


Il y a des visages heureux et des visages désespérément vieux et tristes dans toute cette communauté. Il y a des femmes ancrées dans leur époque avec des visages volontaires. Élégantes et droites elles fixent le cercueil sans doute perdues dans leurs pensées comme je le suis moi-même. Il y a des vieillards déjà usés dans l’espoir d’un héritage qui n’est toujours pas obtenu. Je crois que je ne les verrai plus à moins que je ne pardonne à ma mère et que j’aille la prendre dans mes bras. Elle aura peut-être besoin de moi, car certains regards laissent échapper des envies dont je voudrais la protéger. Je regarde Gaspard, il sourit, cette situation à l’air de l’amuser. Il est aux antipodes de son environnement dans cette campagne sévère. Il doit se poser beaucoup de questions lui aussi. Comment est-il arrivé là? Comment porte-t-il ce nom? Nous avons donc une famille… Il me donne pourtant une réponse en me prenant la main. Je dois faire pareil avec maman.

Armelle

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